Tim : Evidemment, ça nous a tous affectés. Johann était le petit
dernier, c'était un peu notre mascotte. A la rentrée de septembre, il
était à l'hosto, et on n'avait pas vraiment la tête à la musique.
Digital était bien loin de nos préoccupations.
Jonathan : Sauf de celles de Johann. Dès qu'il a commencé à aller
mieux, ce petit con s'est mis à jacasser à tort et à travers...
Thibaut : C'est d'ailleurs comme ça qu'on a compris qu'il allait mieux
(rires).
Jonathan : Et à chaque fois qu'on allait le voir à l'hôpital, il nous
demandait où on en était.
Thibaut : On lui disait qu'on n'avait encore rien fait...
Jonathan : ... et alors, il nous engueulait : "Eh, arrêtez de vous
prendre la tête pour moi, faites-le, cet album, j'ai envie de
l'entendre, moi !"
Johann : Et là, en général, je me mettais à cracher mes poumons
(sourires).
DC / Et donc, vous vous y êtes mis ?
Jonathan : On n'avait pas trop le choix...
(Johann grimace à l'intention de Jonathan. Sourires.)
Tim : Comme prévu, Timo a commencé. Son double morceau était
superbe. On a pensé que ça partait bien, et qu'en fin de compte,
on pourrait faire une jolie surprise à Johann. Du coup, on a décidé
de composer chacun notre partie, tous les quatre, et que ce serait
Johann qui conclurait, quand il serait rétabli.
Jonathan : Sauf que ça ne s'est pas passé comme ça, évidemment.
Tim : Eh bien non. Thibaut a enchaîné derrière Timo...
Jonathan : Tiens, puisqu'on en parle, j'en profite pour déclarer
publiquement que j'adore ce morceau. "Digital II". T'as fait un
boulot fantastique, Thibaut.
Tim : Je suis d'accord. C'est la partie que je préfère dans cet
album. Désolé, les autres...
Timothy (souriant) : En fait je crois qu'on est tous plus ou moins
d'accord avec toi.
Johann : Moi aussi !
Thibaut : Euh, je vais vous laisser, moi, ça devient gênant...
(Les quatre autres se mettent à rire en voyant Thibaut faire mine de
se lever. Il se rassied, lève les mains.)
Thibaut : Eh, vous marrez pas ! Vous ne me l'aviez jamais dit... que
vous pensiez ça, je veux dire ! Je crois que vous exagérez, de
toute façon. Le morceau de Johann est énorme, quand même.
Tim : Oui. Mais c'est autre chose.
Johann (soudain) : Je l'aime pas, ce morceau.
Timothy : Lequel ? Le tien ?
Johann : Oui.
(Tous le regardent, surpris.)
Tim : Pourquoi ?
Johann : Parce qu'il me rappelle des mauvais souvenirs. Quand
j'étais malade. Je faisais le rigolo à ce moment-là, mais quand
j'étais tout seul dans ma chambre d'hôpital, parfois... Le soir,
quand les infirmières étaient passées... (Silence) Ca a été dur, par
moments.
Thibaut : Tu avais peur ?
Johann : Je ne sais pas. Pas clairement, non. J'avais onze ans, je
ne me souviens pas bien, mais je ne crois pas que les choses
étaient aussi claires que ça dans ma tête. Je me sentais seul, ça
c'est sûr. Vous me manquiez énormément. Et puis... (Il hésite.) Je
me détestais, aussi. Physiquement. Je réalisais que j'avais un corps
- avant cet âge-là, je n'ai pas l'impression qu'on s'en rende
vraiment compte, en tout cas ça ne compte pas vraiment -, et en
même temps je sentais mon corps m'échapper, c'était... je ne sais
pas, vexant. Humiliant.
(Silence.)
DC / Ca explique la noirceur de "Digital IV", le morceau que tu
as signé ?
Johann : Sûrement. Je crois que j'ai évacué tout ça. Ca paraît un
peu facile à dire aujourd'hui, mais après tout, la musique est un
très bon moyen pour exprimer des sentiments aussi forts. Elle fait
du bien.
Tim : Je me souviens très bien des séances d'enregistrement. Tu
es allé vite, très vite, même s'il t'a fallu trois ou quatre soirées pour
en venir à bout. Et en même temps, tu essayais de faire le mariolle,
comme à ton habitude, entre deux prises. Tu avais l'air d'essayer
de désamorcer la tension qui régnait entre nous deux...
Johann : Oui, ça je m'en souviens aussi. C'était bizarre, tu ne disais
presque rien...
Tim : J'avais peur de couper ton inspiration. Ne souris pas, je te
promets que c'est vrai ! Et puis, c'était impressionnant, ton
intensité, tu t'appliquais. C'était... Brrr ! Ca me file des frissons rien
que d'en parler.
DC / A ce point-là ?
Tim : C'était un sacré moment, de voir ce gosse de onze ans, haut
comme un farfadet et épais comme un fax, raconter une histoire
aussi dure en musique, une histoire qui n'appartenait qu'à lui mais
qu'il réussissait à nous transmettre... D'ailleurs, j'ai triché. J'ai fait
écouter le morceau de Johann à Thibaut, avant que Jonathan
termine l'album comme prévu. Il fallait que j'en parle à quelqu'un
tellement ça m'avait remué.
Thibaut : Je crois que, d'une certaine manière, tout l'album Digital
raconte cette histoire, vue par chacun d'entre nous.
DC / Donc, cet album est une réussite ?
(Ils se consultent du regard. Tim hausse les épaules.)
Tim : J'imagine que oui. Il nous raconte, à un moment précis de
notre vie ensemble. Pas le moment le plus joyeux, mais c'est ce qui
lui donne son authenticité, y compris dans ses maladresses et ses
contradictions... Voilà, après, c'est aux auditeurs de juger plus
objectivement de la musique en elle-même. Pour nous, c'est tout
simplement impossible. (...)